Prague – Au printemps 1991, moins d’un an et demi après la Révolution de Velours, le paysage politique tchécoslovaque fut ébranlé. Le Forum civique (Občanské fórum), un mouvement massif et idéologiquement hétéroclite qui avait renversé le régime communiste, se désagrégea. De ses décombres émergea une force qui allait définir la droite et la politique tchèque pour les décennies à venir : le Parti civique démocratique (Občanská demokratická strana – ODS), dirigé par Václav Klaus. Sa création ne fut pas un hasard, mais l’aboutissement logique d’un affrontement entre deux visions diamétralement opposées de l’avenir du pays.
Le Forum civique : l’unité contre, la désunion pour
Pour comprendre la naissance de l’ODS, il faut revenir à l’essence du Forum civique (OF). Ce n’était pas un parti politique au sens propre. C’était un vaste mouvement unificateur dont le seul véritable ciment était l’opposition à la dictature communiste. Sous son aile se rassemblaient dissidents, artistes, étudiants, anciens communistes réformateurs, libéraux, conservateurs et écologistes. Le slogan „Nous ne sommes pas comme eux“ résumait parfaitement son éthique, mais révélait en même temps sa plus grande faiblesse.
Après la victoire écrasante aux élections de juin 1990, où l’OF obtint une majorité écrasante, cette faiblesse commença à se manifester pleinement. L’ennemi commun vaincu, une question cruciale se posa : et maintenant ? Comment gouverner le pays ? Comment transformer l’économie planifiée en une économie de marché ? C’est là que les profonds clivages idéologiques commencèrent à se dessiner.
D’un côté se trouvait l’aile que l’on pourrait qualifier de „havélienne“ ou de libérale-centriste. Ses représentants, tels que le ministre des Affaires étrangères Jiří Dienstbier, Petr Pithart ou Pavel Rychetský, envisageaient le Forum comme un mouvement permanent de la société civile. Ils privilégiaient une transformation progressive, l’accent sur la morale en politique, les droits de l’homme et un fort ancrage international du pays. Ils percevaient la politique comme un service et un dialogue, et non comme un affrontement entre des idéologies clairement définies. Ce groupe formera plus tard le Mouvement civique (Občanské hnutí – OH).
Face à eux, cependant, se formait un groupe de plus en plus fort et vocal, centré autour du ministre fédéral des Finances, Václav Klaus.
L’ascension de l’architecte de la transformation
Václav Klaus était, au sein de la dissidence et du Forum civique, un personnage d’un tout autre genre. Ce n’était pas un dissident typique issu des cercles artistiques ou philosophiques. C’était un économiste pragmatique, sûr de lui et souvent perçu comme arrogant, issu de l’Institut de prévision de l’Académie tchécoslovaque des sciences. Il était armé d’une connaissance approfondie des œuvres de Milton Friedman et Friedrich Hayek. Alors que beaucoup au sein du Forum parlaient de „politique non politique“ et de la recherche de „troisièmes voies“, Klaus proposait une recette radicale et sans compromis : le passage le plus rapide possible à un modèle occidental standard.
Sa vision était claire :
- Économie : une privatisation rapide et massive (y compris son cheval de bataille, la privatisation par coupons), la libéralisation des prix, l’ouverture du marché et un rôle minimal pour l’État. Il rejetait toute expérience et insistait sur les principes éprouvés du libre marché.
- Politique : il rejetait le modèle d’un mouvement amorphe. Il exigeait la création de partis politiques standards avec un programme clair et une délimitation idéologique. Il affirmait que seul un affrontement de programmes de droite et de gauche clairement définis pouvait faire avancer le pays. Il considérait le mouvement comme un „parloir“ inefficace qui freinait les réformes nécessaires.
La rhétorique de Klaus était acérée, directe et compréhensible pour beaucoup. À une époque où la société était confrontée à l’incertitude et recherchait des repères, il proposait des solutions simples et confiantes. Sa popularité a rapidement grandi, en particulier parmi ceux qui aspiraient à un changement rapide et étaient fatigués des débats intellectuels sur la nature de la démocratie. Il est devenu le symbole de la transformation économique radicale et d’une politique pragmatique.
Le chemin de la scission : de la faction au parti
Les tensions au sein du Forum ont dégénéré à l’automne 1990 et à l’hiver 1991. Klaus et ses partisans (Miroslav Macek, Petr Čermák, Jan Stráský, entre autres) ont commencé à critiquer ouvertement la direction du Forum pour son indécision. En octobre 1990, Klaus est devenu de manière inattendue président du Forum civique, ce qui était un signe clair que l’aile pragmatique et de droite prenait l’initiative.
Le moment clé fut le congrès du Forum en janvier 1991. Klaus y a poussé pour que le Forum se transforme en un parti politique doté d’une structure plus solide, d’une adhésion individuelle et d’un programme clair. Sa proposition a rencontré l’opposition de l’aile libérale, qui craignait la perte de l’éthique révolutionnaire initiale et le retour aux „anciennes“ pratiques partisanes.
Le résultat fut un compromis, qui ne fit que retarder l’inévitable. Il fut décidé que le Forum se diviserait en deux plateformes idéologiques qui coopéreraient sous le même toit. Mais cela s’avéra dysfonctionnel. L’affrontement entre les deux mondes était trop fort. Klaus et ses partisans comprirent que s’ils voulaient mettre en œuvre leur programme, ils devaient se séparer définitivement du reste du Forum.
Le congrès fondateur d’Olomouc : la naissance de l’ODS
Le coup de grâce à l’existence d’un Forum civique uni fut donné lors du congrès extraordinaire des 20 et 21 avril 1991 à Olomouc. L’atmosphère était tendue, mais le résultat était connu d’avance. Le congrès a formellement approuvé la scission du mouvement.
De la faction de droite est né le Parti civique démocratique (ODS). Václav Klaus fut élu à une écrasante majorité comme son premier président. Dans son discours, il a clairement défini ce que le nouveau parti voulait être : un parti de droite, conservateur et standard, qui défend les principes de la liberté individuelle, de la propriété privée, du libre marché et de la responsabilité de l’individu. Il a rejeté le collectivisme, le socialisme et toute „troisième voie“. Le nom „civique“ était censé faire référence à l’héritage du Forum civique, tandis que l’adjectif „démocratique“ signalait clairement l’adhésion au système politique standard.
Le programme de l’ODS reposait sur plusieurs piliers :
- Économie : achèvement de la privatisation, réforme fiscale, budget équilibré et lutte contre l’inflation.
- État : rôle minimal de l’État, décentralisation du pouvoir (renforcement des municipalités) et allègement de la bureaucratie.
- Droit : accent sur l’inviolabilité de la propriété privée et l’État de droit.
- Politique étrangère : orientation vers l’Ouest, mais avec un fort accent sur les intérêts nationaux et une position sceptique à l’égard d’une intégration européenne trop poussée qui pourrait menacer la souveraineté.
Le reste du Forum civique, dirigé par Jiří Dienstbier, s’est transformé en Mouvement civique (OH). Ce dernier se positionnait comme une entité centriste et libérale, mettant l’accent sur la société civile, l’écologie et une intégration plus profonde en Europe. La différence entre les deux entités était abyssale – non seulement sur le plan du programme, mais aussi du style. L’ODS était combatif, conflictuel et idéologiquement ferme. L’OH était modéré, consensuel et moins programmatiquement défini.
Conséquences et héritage : une nouvelle ère pour la politique tchèque
La création de l’ODS et la disparition du Forum civique ont marqué la fin du romantisme révolutionnaire et le début d’une compétition politique standard. Le résultat des élections législatives de juin 1992 a montré à quel point l’humeur politique avait changé.
L’ODS, avec son parti partenaire slovaque, a remporté une victoire écrasante. Son programme clair et compréhensible a trouvé un écho auprès des électeurs, qui étaient fatigués de l’incertitude économique et voulaient des solutions rapides. Václav Klaus est devenu Premier ministre et l’architecte principal de la future direction du pays.
À l’inverse, le Mouvement civique a échoué aux élections et n’est pas entré au Parlement. Il est apparu que l’éthique de la „politique non politique“ et le libéralisme vague n’avaient pas un soutien suffisant à l’époque. Les électeurs ont préféré une délimitation idéologique claire.
La création de l’ODS a eu des conséquences de grande portée pour la République tchèque :
- Définition du spectre politique : L’ODS est devenue la force dominante à droite du spectre politique pendant près de vingt ans. Un parti de gauche fort, le ČSSD, s’est progressivement formé en face d’elle, créant un système politique bipolaire classique qui a déterminé la politique tchèque jusqu’à la deuxième décennie du 21e siècle.
- Accélération de la transformation économique : La victoire de l’ODS a assuré la poursuite et l’achèvement des réformes économiques radicales selon la vision de Klaus. Sans un ODS fort et uni, la transformation se serait probablement déroulée plus lentement et de manière moins radicale.
- Division de la Tchécoslovaquie : Bien que ce ne fût pas l’objectif premier de l’ODS, sa position intransigeante sur l’organisation de la fédération et la chimie personnelle et politique entre Václav Klaus et le vainqueur des élections slovaques Vladimír Mečiar ont conduit à la dissolution rapide et pacifique de l’État à la fin de 1992.
- Changement de style politique : L’ODS a apporté un style de politique conflictuel et souvent agressif. L’ère du consensus et de la recherche de l’accord, typique du Forum civique, a définitivement pris fin. Elle a été remplacée par un combat acharné entre partis politiques.
La naissance de l’ODS n’a pas été qu’un simple changement de nom d’une partie du Forum civique. Ce fut un moment clé qui a mis fin à une ère et en a commencé une autre. Ce fut le moment où le rêve d’une nation unie, marchant ensemble de la tyrannie à la liberté, s’est évanoui pour être remplacé par la réalité d’une démocratie parlementaire moderne – avec tous ses conflits, ses compromis et sa lutte acharnée pour le pouvoir et les visions de l’avenir. Et c’est l’ODS qui, pendant longtemps, a incarné cette vision pour une grande partie de la société.