Pondělí, 6. října 2025

Baťa : Comment un cordonnier de Zlín a bâti un empire mondial sur une philosophie révolutionnaire

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L'histoire de Baťa n'est pas simplement celle d'un fabricant de chaussures, mais celle d'une révolution industrielle et sociale. Née dans un modeste atelier de la petite ville morave de Zlín, l'entreprise a conquis le monde grâce à la vision d'un homme, Tomáš Baťa, qui a combiné la production de masse à l'américaine avec un modèle social paternaliste unique, changeant à jamais le visage de l'industrie et de sa ville natale.

ZLÍN, RÉPUBLIQUE TCHÈQUEEn 1894, alors que l’Europe est à l’aube de bouleversements majeurs, Tomáš Baťa, huitième génération d’une famille de cordonniers, fonde une petite entreprise de chaussures avec son frère Antonín et sa sœur Anna à Zlín, une ville alors méconnue de l’Empire austro-hongrois. Avec un héritage modeste, leur ambition est simple : fabriquer des chaussures de qualité. Personne ne pouvait alors imaginer que ce petit atelier allait devenir le berceau d’un empire mondial.

Les premières années sont difficiles, marquées par les dettes et une concurrence féroce. Le véritable tournant se produit lorsque l’entreprise est au bord de la faillite. Face à la crise, Tomáš Baťa prend une décision radicale qui définira sa philosophie pour les décennies à venir : il se met lui-même à l’établi, apprend chaque étape du métier et travaille côte à côte avec ses employés. Il comprend que pour réussir, il doit maîtriser la technique, optimiser les coûts et, surtout, motiver ses ouvriers.

Inspiré par un voyage aux États-Unis où il découvre les méthodes de production d’Henry Ford, Tomáš Baťa décide d’adapter la chaîne de montage à l’industrie de la chaussure. Il introduit la mécanisation à grande échelle, la standardisation des modèles et une organisation du travail scientifique. L’objectif est simple mais révolutionnaire : produire des chaussures de qualité à un prix si bas que tout le monde pourrait se les offrir.

Mais la véritable genialité de Baťa réside dans ce qu’on appellera le « système Baťa ». Il ne s’agissait pas seulement de produire, mais de construire une société entière. Il a mis en place un système d’ateliers autonomes où chaque équipe était responsable de sa production et de ses coûts. Les ouvriers étaient rémunérés non seulement par un salaire fixe, mais aussi par une participation aux bénéfices de leur atelier. Cette responsabilisation a créé une culture d’efficacité et d’innovation sans précédent.

Autour de l’usine, Tomáš Baťa a construit une ville utopique pour ses employés. Zlín est devenue une vitrine du modernisme architectural et social. Il a érigé des milliers de maisons cubiques en briques rouges pour les familles, avec jardins et tout le confort moderne. Il a construit des écoles, des hôpitaux, des cinémas, des grands magasins et même un studio de cinéma pour promouvoir la marque. L’éducation était au cœur de sa vision : la « Bata School of Work » formait les jeunes non seulement à un métier, mais aussi à devenir des citoyens responsables, avec un accent mis sur l’hygiène, l’épargne et l’éthique du travail. Son slogan, « Notre client, notre maître », était martelé partout.

Grâce à cette efficacité redoutable, Baťa a connu une expansion fulgurante durant l’entre-deux-guerres. L’entreprise a ouvert des magasins dans des dizaines de pays et, fidèle à sa philosophie, a construit des « Bata-villes » (cités-usines) à travers le monde : Bataville en France, East Tilbury au Royaume-Uni, Batanagar en Inde, ou encore Batatuba au Brésil. Tomáš Baťa, pionnier de la mondialisation, utilisait son propre avion pour superviser son empire grandissant.

Le destin de l’entreprise bascule le 12 juillet 1932. Tomáš Baťa meurt tragiquement dans un accident d’avion en décollant de Zlín. C’est un choc immense, mais l’entreprise, bâtie sur des fondations solides, survit. Son demi-frère, Jan Antonín Baťa, prend la relève et poursuit l’expansion internationale.

Après la Seconde Guerre mondiale, un nouveau drame frappe l’entreprise : l’usine de Zlín est nationalisée par le régime communiste tchécoslovaque. La famille Baťa est contrainte à l’exil. Mais l’empire n’est pas mort. Thomas J. Bata, le fils du fondateur, réussit à reconstruire l’entreprise à partir de ses branches internationales, établissant un nouveau siège social au Canada.

Aujourd’hui, Baťa reste l’une des plus grandes entreprises de chaussures au monde, présente dans plus de 70 pays. Son histoire est le témoignage exceptionnel de la vision d’un homme qui a prouvé qu’il était possible d’allier succès commercial et progrès social, transformant une petite ville de province en un laboratoire de la modernité et laissant un héritage qui, bien plus qu’une simple paire de chaussures, a marqué le XXe siècle.